eloge de la lenteur de Michel ATTIA

Publié le par auto empathie

De la lenteur à la décision

le 23-02-2009 de Miche l ATTIA Coach

Cette semaine, je revois un client pour notre troisième séance de coaching. Directeur du management-développement, il est l’adjoint du DRH. Les deux premières séances nous ont conduits à mettre à plat sa problématique. Quelque chose d’organisationnel où il cherche à fédérer une quarantaine de personnes qui n’ont jamais travaillé ensemble, ou il y a longtemps…Des nouveaux, des anciens, des qui s’entendent, d’autres non, un changement de structures et des missions qui évoluent avec la conjoncture. Et puis aujourd’hui, il arrive, s’assoit (se laisse tomber dans le fauteuil) avec un grand soupir. Soupir qui ouvre la porte à : « Je n’ai plus le temps de rien faire, ni lire, ni écouter de la musique ou aller au cinéma avec ma famille, ni réfléchir… Je suis toujours en action, en réaction devrais-je dire, la fuite en avant, quoi ».

Je ressens que pour réfléchir il lui faut du temps, donc ralentir : « La lenteur multiplie la durée ». [1]

Décider est action, l’action est mouvement. En Occident, le mouvement de l’action est linéaire, c’est une flèche. En Orient, le mouvement est souvent circulaire, spiralé comme dans les arts martiaux tels l’Aïkido ou le Taï-Chi, le judo et d’autres.

Mais décider comporte deux phases : la réflexion puis l’exécution. Or, en Occident, la décision est souvent synonyme de la seule action, de l’exécution. Nous séparons ces deux faces d’une même pièce de monnaie, alors qu’en Orient elles sont reliées, l’une s’emboîtant dans l’autre, tel le symbole du Tao, le Yin et le Yang.

Pour moi, la première des deux phases de la décision est la lenteur dans la réflexion. La lenteur c’est pouvoir revenir sur ses pensées, celles qui sont « vues mais non remarquées », i.e., celles qui sont évidentes mais qu’on ne questionne pas et qu’on laisse passer, qui ne nous enrichissent pas, ne nous transforment pas. Elles font alors partie du bouillon de cogitation permanent qui nous habite.

La lenteur conduit à la concentration, elle nous aide à maintenir l’attention nécessaire pour passer à l’action. Action qui est une forme linéaire dans le mouvement, alors que la lenteur est circulaire ou spiralée : on reprend une question que l’on enrichit à chaque boucle de la spirale pour arriver à la décision finale.

L’exemple le plus récent est celui du peintre chinois Yan Pei-Ming qui expose « sa Joconde » au Louvre. Un an de réflexion et une semaine de travail pour réaliser son œuvre monumentale : « Je réfléchis longtemps, mais j’exécute vite ». Ce que ne disait rien d’autre Isocrate ( Ve – IVe av. JC) : « Réfléchis avec lenteur, mais exécute rapidement tes décisions ». L’accord parfait entre le corps et l’esprit.

Pourtant la lenteur inquiète, ce n’est pas le mouvement de notre société. Dans tous les actes de notre quotidien, essayez d’apercevoir la lenteur. Le simple fait de vous le demander, vous oblige déjà à ralentir, voire vous arrêter sur place : c’est nécessaire pour pouvoir observer le mouvement du monde. On voit là que le corps lui-même a suspendu le mouvement pour que l’esprit ait le temps d’observer, de percevoir et peut-être d’analyser ce qui se passe.

A contrario, pourquoi ne pas ralentir le corps lorsque l’on veut réfléchir ? Non pas l’arrêter, car le mouvement aide la réflexion, le corps y participe : grâce aux neurones miroirs nous savons qu’il suffit de regarder ou de penser à une action pour que les neurones correspondant à cette action soient activés.
 
S’accompagner de notre propre corps se mouvant dans la lenteur pour améliorer notre réflexion, notre analyse et notre décision ; rendre net ce qui est devenu flou à cause de la vitesse. « Quand les choses se passent trop vite, personne ne peut être sûr de rien, de rien du tout, même pas de soi-même ». [2]  Pour Kundera il y a un lien secret entre la lenteur et l'oubli : un homme qui marche dans la rue, et qui veut se rappeler quelque chose, ralentit son pas. Par contre quelqu'un qui essaie d'oublier un événement pénible accélère à son insu sa marche. Il veut s'éloigner de ce qui se trouve, dans le temps, trop proche de lui. Le degré de la vitesse est directement proportionnel à l'intensité de l'oubli...

"La lenteur n'est pas la marque d'un esprit dépourvu d'agilité ou d'un tempérament flegmatique. Elle peut signifier que chacune de nos actions importe, que nous ne devons pas l'entreprendre à la hâte avec le souci de nous en débarrasser". [3]

Que faire de la lenteur dans l’accompagnement, le coaching ?

Encore une fois passer par le corps, qui entraîne la pensée dans son mouvement ralenti et permet à la personne de se recentrer et d’amener à l’unité : unité de la perception, unité de la réflexion, unité de la décision : « Le cerveau n'est pas un ordinateur […] C'est de l'activité permanente du corps qu'émerge le sens de son monde ». [4]

Dans cet apprentissage de la lenteur, je fais participer physiquement le coaché en le mettant en mouvement, souvent debout, mais parfois assis. J’utilise certaines techniques du Taï-Chi (ou Tai-Ji) ou du Tui-Shou, parfois celles de l’Aïkido. Il ne s’agit donc pas de sommeiller, ni d’être inactif : il y a de l’action dans la lenteur.

Au Taï-Chi, cette lenteur permet de redécouvrir son corps, de se le réapproprier. Prendre le temps d’observer ses propres tensions, ses résistances, l’aisance de certains mouvements ; cela nous permet d’établir des liens entre le haut et le bas, l’avant et l’arrière, la droite et la gauche (et symboliquement la terre et le ciel : nos racines et nos aspirations ; le passé et le futur, les choix qui en découlent, etc.,) en accord avec la respiration qui s’accélère ou se ralentit, pour parfois faire une pose quand le corps et l’esprit sont à l’unisson : « L'essence de l'action, c'est la respiration, le souffle, le ki ». Itsuo Tsuda. C’est surtout expérimenter corporellement l’instant présent, l’ici et maintenant.

Le Tui-Shou ou poussée des mains, découle de quatre mouvements cardinaux du Taï-Ji. C’est un exercice qui se fait à deux (je le pratique donc avec le coaché ; lors de coaching d’équipe, chacun pratique avec un autre coaché et change de partenaire régulièrement), il permet non seulement d’acquérir une meilleure coordination motrice, mais surtout d’apprendre à mieux percevoir l’autre et la façon dont on se place par rapport au monde extérieur. Apprendre à accepter la poussée de l’autre (sa demande, ses désirs, sa volonté) puis engager sa propre poussée vers l’autre : comment accueille-t-on la poussée de l’autre, érigeons-nous un « mur » infranchissable, absorbons-nous sa poussée jusqu’au déséquilibre, etc. « Les corps se sont trahis avant d’avoir usé de mots […] ils pensent avant de parler ». [5]

Qui dit lenteur, dit mouvement. Sans mouvement, ni rapidité ni lenteur. Faire réfléchir en mouvement : alors nous mettons des mots sur ces mouvements, les mots du conflit, du désir, du regret, etc., et de nouveau, nous percevons comment ces (nos) mots s’accordent ou non avec les mouvements du corps pendant le Tui-Shou. Je lui demande de prendre conscience de sa voix, de la mienne pendant le mouvement, de nos (notre) respirations, etc. François Roustang estime que le seul vrai apprentissage au lâcher prise relève de l’éducation sensorielle : « Il s’agit de d’apprendre à percevoir le réel sur un mode qui ne doit rien à la connaissance intellectuelle, en nous branchant sur la multitude de perceptions auxquelles, en temps ordinaire, nous sommes fermés : la voix de nos interlocuteurs, leur respiration, leur odeur, leurs gestes. », et ici le toucher, les gens se touchent pour pratiquer.

Parfois le coaché s’arrête net dans son mouvement, le regard au loin ; il vient de saisir quelque chose d’essentiel que nous laisserons mûrir s’il ne dit rien, ou dont nous parlerons s’il le souhaite, ou bien à la séance suivante.

Chaque fois, j’essaie que cette expérience créative implique la totalité de l’être : corps-mental-esprit. Dans ces pratiques, je fais partie physiquement du processus de la découverte, de l’émergence de la pensée enfouie, du refus ou de l’acceptation de l’autre ; le monde du client se construit en même temps que je (et qu’il) le (me) découvre.

Le corps accompagne (précède) la pensée pendant tout ce processus. En ralentissant son mouvement, il ralentit la pensée et lui permet de creuser sans y paraître, au plus profond du questionnement. Ce processus nous laisse du temps pour clarifier notre perception du problème et nous laisse voir émerger la solution et en décider : « Lorsque l’on sent qu’on se heurte à un problème, il faut cesser d’y réfléchir davantage sans quoi on ne peut pas s’en dépêtrer. Il faut plutôt commencer à penser là où l’on peut s’asseoir confortablement. Il ne faut surtout pas insister ! Les problèmes difficiles doivent tous se résoudrent d’eux-mêmes devant nos yeux ». [6]

[1] Pol BURY, Le temps dilaté, in Strates, n° 3, Bruxelles, 1964.

[2]Milan KUNDERA, La lenteur, éd. Gallimard/Folio, 1997.

[3] Pierre SANSOT, Du bon usage de la lenteur, Payot et Rivages, 2000.

[4] Francisco VARELA/Evan THOMPSON/Eleanor ROSCH, L’inscription corporelle de l’esprit, Sciences cognitives et expérience humaine, Seuil, 1993.

[5] François ROUSTANG, La fin de la plainte, Odile Jacob, 2000.

[6] Ludwig WITTGENSTEIN, Carnets Secrets 1914-1916, Farrago, Tours, 2001, in Savoir attendre pour que la vie  change, François Roustang, Odile Jacob, 2006.
 

 

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